VIII
A travers le récif

— Sud-sud-est, monsieur, au près bon plein !

Bolitho se retenait aux filets de bastingage et contemplait la muraille du Sandpiper qui plongeait verticalement du bord sous le vent. Le pont était balayé par l’écume et les embruns, le grand mât ployait déjà comme un arc et les hommes continuaient à envoyer toujours plus de toile.

— Le vent fraîchit pas mal, observa Starkie.

Il s’abrita les yeux pour regarder le pennon en tête de mât :

— En tout cas, il a l’air de se stabiliser au nord-est, enfin, pour l’instant…

Bolitho entendait à peine ce qu’il lui disait. Il se concentrait sur le brick qui souffrait en plongeant dans la lame.

Depuis qu’ils avaient viré de bord et mis le cap sur l’île, l’atmosphère avait changé. Les hommes du Sandpiper, qui portaient encore les blessures et les traces de leur captivité, criaient, s’appelaient l’un l’autre et faisaient l’impossible pour faire porter un maximum de toile à leur bâtiment. Pourtant, ils redevenaient sombres chaque fois qu’ils tournaient le regard vers l’arrière. Peut-être, se dit Bolitho, peut-être repensent-ils à leur jeune capitaine et souhaitent-ils effacer tout cela de leur mémoire.

Dancer dut crier pour dominer le fracas des voiles et du vent :

— On marche du tonnerre, Dick !

Il lui fit un signe de tête. Les bossoirs plongeaient lourdement dans la lame jusqu’au coltis en soulevant de grandes gerbes blanches.

— Vous voyez la frégate ? demanda-t-il aux hommes de quart, mais, prenant aussitôt Dancer par le bras : La voilà ! Elle envoie encore de la toile !

La nuit s’estompait désormais, et l’on distinguait les huniers, dont la forme se modifiait : la frégate changeait d’amures et la poursuite allait bientôt s’inverser. Il leva les yeux pour vérifier que le pavillon multicolore était toujours là.

— On dirait bien que Mr. Starkie a raison : l’ennemi est acculé dans son repaire !

Penché en avant pour lutter contre la gîte, Starkie vint les rejoindre au vent.

— J’essaie de serrer le vent autant que je peux, mais je crois qu’on ne peut plus rien gagner.

Bolitho prit une lunette accrochée près du compas et la pointa vers la terre. À travers l’écheveau de drisses et de haubans, il apercevait quelques marins. Que pouvaient-ils ressentir en se rapprochant ainsi de l’endroit où ils avaient enduré tant de misères et d’humiliations ?

Il se concentra ensuite sur la pointe qui s’élançait entre les brisants comme l’éperon d’une galère romaine. Elle paraissait si différente la veille, lorsqu’ils la voyaient du cotre ! Cela paraissait si loin !…

La mer avait forci sous l’effet du vent et formait comme un collier autour des rochers qui les menaçaient de toutes parts, prêts à les éventrer.

Il entendit une explosion sinistre : lorsqu’il se retourna pour observer la frégate, il vit un panache de fumée dériver rapidement sous le vent.

— Juste un coup pour évaluer la distance, fit Starkie, il sait trop bien qu’il n’a aucune chance de nous toucher d’aussi loin.

Bolitho resta muet. Il observait la misaine de la frégate qui battait dans tous les sens : son adversaire venait dans le vent. Le bâtiment fit pratiquement chapelle, puis la misaine se gonfla et reprit sa forme pleine. Les sabords sous le vent étaient dans l’eau.

— Il nous coupe la route, Dick, remarqua Dancer.

— Tu as raison, il essaie de prendre l’avantage du vent, répondit Bolitho, qui examinait la frégate à s’en faire mal aux yeux, mais cela signifie aussi qu’elle sera plus près de la côte lorsque nous passerons la pointe.

— Tu crois vraiment qu’on va réussir à passer ?

Starkie l’avait entendu :

— Et la prochaine fois, vous allez demander si on peut marcher sur les eaux !

Il alla donner un coup de main aux hommes de barre :

— Surveillez-moi votre cap, bon sang !

Un autre départ. Cette fois, le boulet ricocha à travers les lames sur leur arrière en soulevant de grandes gerbes d’écume.

Il regarda les six-livres du Sandpiper : des pièces tout à fait adaptées au coup de main contre des navires marchands ou à la chasse aux pirates et aux contrebandiers. Mais de là à affronter une frégate…

— Fais monter une seconde vigie en haut, Martyn, et choisis-en un bon – il faillit tomber quand le Sandpiper s’enfonça lourdement dans un creux. La Gorgone est peut-être à portée de vue.

Mais toujours aucune trace du soixante-quatorze. Ils ne voyaient que la frégate, ainsi que l’île qui commençait à apparaître au bord de la baie, toujours aussi claire et étrangement calme.

Starkie leur avait indiqué qu’elle était bondée d’esclaves, hommes et vierges ramassés dans toute l’Afrique par les marchands de bois d’ébène. Avant peu, la plupart d’entre eux embarqueraient vers l’Amérique et les Antilles. Ceux qui avaient de la chance termineraient leur voyage dans un esclavage assez confortable, voire dans une sorte de domesticité. Les autres subiraient leur sort comme des animaux. Lorsqu’ils seraient devenus inutiles, on se débarrasserait d’eux.

Bolitho avait entendu dire qu’on pouvait repérer les navires négriers à l’odeur, comme les galères d’Espagne : remugles de corps entassés les uns sur les autres, condamnés à une immobilité totale qui limitait même les mouvements les plus élémentaires.

Boum. Un obus siffla au-dessus d’eux avant de transpercer la misaine comme un gros poing d’acier.

— Il se rapproche toujours, observa Starkie qui, les deux pouces passés dans la ceinture, fixait l’adversaire. Il gagne sur nous.

— Hé, du pont, des brisants devant sous le vent !

Starkie se précipita au râtelier et prit une lunette.

— Ouais, c’est bien ça, la première ligne de récifs.

Et, jetant un coup d’œil aux barreurs :

— Laisse venir un brin.

La roue craqua et l’on entendit le fracas des perroquets qui protestaient.

— Route au sud-est, monsieur !

— Comme ça !

À en juger d’après les mouvements plus brutaux, les tremblements des espars et des voiles, Bolitho savait qu’ils entraient dans des eaux moins profondes et luttaient dans les contre-courants.

— On ferait mieux de réduire la toile, suggéra Starkie.

Mais Bolitho voulait le convaincre :

— Si nous réduisons, il sera sur nous avant d’être lui-même dans les dangers !

— Comme vous voudrez, répondit le lieutenant, impassible.

Les yeux d’Eden étaient remplis d’effroi. Il venait d’émerger du panneau et découvrait la frégate sur leur arrière.

— Dick, Mr. Hope voudrait te voir.

Il se courba en entendant un boulet de la pièce de chasse tomber par le travers à peu de distance, soulevant une haute gerbe, comme une baleine qui fait surface.

— Je descends, acquiesça Bolitho ; viens me chercher s’il se passe quelque chose.

Starkie surveillait la première ligne de brisants dans sa lunette. Depuis qu’ils avaient très légèrement lofé, le boute-hors était pratiquement aligné sur la ligne de vagues.

— Vous en faites pas, on vous préviendra, fit-il par-dessus son épaule.

Bolitho pénétra dans la chambre, grande comme un cagibi. Hope avait le visage gris cendre.

— J’ai appris que le quatrième lieutenant ne va pas bien. Mais bon Dieu, pourquoi a-t-il attendu pour attaquer ? Mon épaule, mon épaule… j’ai bien peur qu’ils ne me coupent le bras quand nous serons revenus à bord.

Il semblait tétanisé par la souffrance.

— Vous vous en sortez ?

Bolitho dut faire un effort pour sourire.

— Nous avons un excellent second lieutenant, monsieur. Dancer et moi, nous tâchons de faire comme si nous étions des vieux de la vieille !

Nouveau bruit sourd dans la chambre qui suintait l’humidité ; la coque trembla lorsque le boulet s’écrasa le long du bord. Ça commençait à se rapprocher sérieusement.

— Mais vous ne pouvez pas vous battre contre une frégate ! haleta Hope.

— Vous voulez qu’on se laisse faire, monsieur ?

— Oh non !

Ses yeux se fermèrent sous la douleur et il poussa un gémissement.

— Je ne sais pas quoi vous dire, je sais seulement que je devrais vous aider, que je devrais faire quelque chose. Au lieu de cela…

Bolitho comprenait parfaitement son désespoir. Hope avait beau être cinquième lieutenant, il avait été plus proche de lui que les autres officiers. Il faisait semblant de ne pas se soucier des aspirants, il montrait en général un masque de dureté, et il était même parfois capable de brutalité. Mais, lorsqu’on le fréquentait depuis un certain temps, on finissait par se rendre compte que ses remarques acides étaient souvent fondées et utiles. Comme il se plaisait à le répéter : les bateaux ont besoin d’officiers, pas d’enfants.

Et à présent, il était étendu là, blessé, incapable de rien.

— Je viendrai vous demander conseil aussi souvent que possible, monsieur, reprit Bolitho.

Hope sortit une main de dessous son manteau taché de sang et serra convulsivement la sienne.

— Merci – il avait du mal à fixer son regard. Que Dieu vous protège !

— Hé, en bas ! – c’était la voix de Dancer. La frégate met ses pièces tribord en batterie !

— J’arrive !

Bolitho se précipita dans l’échelle, avec une pensée pour Hope et pour tous ces hommes.

Pendant le peu de temps qu’il avait passé en bas, le soleil avait émergé des terres et la mer était devenue une succession de courtes crêtes scintillantes.

— Le vent refuse un peu, lui annonça Starkie, pas grand-chose, mais elle vient sur nous !

Bolitho prit la lunette que tenait un matelot et observa la situation au-dessus des filets. La frégate était à moins d’un mille sur la hanche bâbord, toutes ses voiles bien gonflées, les pièces tribord alignées au-dessus de la plume comme une rangée de dents.

Il vit la silhouette changer légèrement d’aspect : elle lofait d’un quart. Le soleil éclairait les pièces, les lentilles des lunettes, le pavillon noir frappé à la pomme du grand mât. À présent, on lisait même son nom peint sous le coltis au milieu des sculptures : Pegaso. C’était sans doute le nom qu’elle portait lorsqu’elle était encore sous pavillon espagnol.

— Elle fait feu !

Une ligne de flammes orangées jaillit des sabords et la bordée tirée sans trop de coordination toucha l’eau derrière le Sandpiper. Quelques boulets grondèrent au-dessus de la poupe.

— Lofez, monsieur Starkie, un ou deux quarts, si vous y arrivez.

Starkie ouvrait la bouche pour protester, mais il se ravisa. Il regardait quelques cailloux qui affleuraient à tribord arrière : il fallait y aller, ils étaient pris dans les récifs comme une mouche dans une toile d’araignée.

Dancer se précipita pour rameuter du monde :

— Des hommes aux bras ! Tirez-moi là-dessus ! Allez, souquez, les gars !

Haubans et voiles étaient tendus à craquer, mais les bossoirs virèrent lentement et s’alignèrent sur la pointe de terre.

Une nouvelle bordée, mais les boulets frappèrent encore sur leur arrière. L’un d’eux éclaboussa un peu un homme inconscient du danger.

— Martyn, trouve le meilleur chef de pièce ! cria Bolitho, allez, en vitesse !

— Sud-sud-est, monsieur !

Le timonier n’en croyait pas ses yeux.

— Bien.

Starkie s’interrompit un instant : un vieux marin grisonnant arrivait, vêtu d’un pantalon tout reprisé et d’une chemise à carreaux. L’homme salua :

— Taylor, m’sieur.

— Parfait, Taylor, vous allez choisir deux hommes de confiance et vous armez le six-livres le plus à l’arrière à tribord.

Taylor cligna des yeux : cet aspirant était sans doute devenu fou. On avait beau dire, l’ennemi se trouvait à bâbord.

Bolitho parlait peu, concentré qu’il était sur la frégate et le relèvement du Sandpiper. Il essayait de se rappeler tout ce qu’il avait appris et accumulé depuis l’âge de douze ans.

— Vous me mettrez double charge, même si c’est risqué, mais je veux l’atteindre entre les bossoirs dès que j’aurai donné l’ordre.

Taylor hochait lentement la tête.

— Bien, m’sieur.

Et, faisant de son pouce noirci de goudron un signe de victoire, il ajouta :

— J’vois c’que vous voulez faire, m’sieur.

Puis il s’éloigna en braillant quelques noms à tue-tête et alla inspecter le six-livres.

Bolitho fixa Starkie droit dans les yeux.

— Je vais virer lof pour lof et repasser le récif dans l’autre sens : la frégate sera bien obligée de suivre. Elle aura l’avantage du vent.

Starkie fit signe qu’il avait compris.

— Et pendant un court instant, nous l’aurons à portée de nos canons – petit sourire forcé –, enfin, de nos maigres canons. En tout cas, il ne s’attend sans doute pas à ce qu’on vire pour combattre, du moins, pas tout de suite.

Starkie fixait l’horizon comme s’il cherchait une solution.

— Je crois bien que je connais un passage, mais pas trop large. Je ne suis pas sûr de la sonde, il n’y a pas plus de quelques brasses, à vue de nez.

On entendait des bruits sourds, des coups : Taylor et ses hommes devaient être presque parés.

Une nouvelle bordée leur fit prendre conscience que la frégate était toujours aussi décidée à les bloquer sur place pour les aborder.

— Ce ne sera pas encore cette fois, cher ami, murmura Bolitho.

Starkie reposa sa lunette. Les boulets touchèrent le gréement d’où dégringolèrent quelques agrès et des poulies. Le bâtiment trembla de toutes ses membrures : ils venaient d’encaisser leur premier coup au but.

— Soyez parés ! cria Starkie en essuyant son front dégoulinant de sueur.

— Du monde aux écoutes ! Paré à virer !

Bolitho fit un geste à l’armement de la pièce :

— En batterie !

Il se força à garder les mains dans le dos pour se raidir. Il savait que tous avaient les yeux fixés sur lui, Dancer, les hommes aux bras et aux drisses. Sans doute essayaient-ils de lire leur sort dans ses yeux. Il entendit le vieux chef de pièce commenter la situation à sa manière :

— Et n’oubliez pas, les gars, quand on va lofer, on s’ra trop étroit pour ce gaillard, mais dès qu’on aura viré, nos canons seront en position.

Il y eut une brève accalmie, les bruits de la mer et de la toile s’estompèrent un instant. Les idées se bousculaient dans la tête de Bolitho. Soudain, il entendit un bruit insolite : c’était Tregorren qui grognait comme un bœuf qu’on égorge.

Ce cri étrange, la situation désespérée dans laquelle ils se trouvaient, tout rendait cette nouvelle gêne amenée par le lieutenant totalement incroyable.

Bolitho dut se secouer pour revenir à la réalité :

— La barre dessous ! Envoyez !

Couché sous la poussée du vent, l’étrave plongeant et cognant dans la mer croisée, le Sandpiper commença lentement à obéir à la barre et aux voiles.

Le vacarme était indescriptible, à tel point que le coup tiré par la pièce de chasse de la frégate se perdit dans le fracas du gréement et les grincements de protestation des poulies.

Les hommes devaient fournir pour souquer aux bras un tel effort qu’ils se retrouvaient pratiquement couchés sur le pont. Des matelots couraient dans tous les sens pour aider leurs camarades aux drisses, d’autres escaladaient la mâture, les voiles se raidissaient et reprenaient le vent.

Bolitho se forçait à ne regarder ni les récifs ni Starkie qui, agrippé dans les enfléchures, scrutait la ligne des brisants.

Plusieurs cordages de chanvre abîmés par les tirs du Pegaso tombèrent sur le pont et l’un d’eux toucha Taylor entre les épaules.

Ils lofaient toujours, mâts et vergues craquant de partout, puis le brick franchit le lit de vent. La mer s’engouffra par les dalots et submergea le pont sous le vent, du bord où se trouvait encore l’ennemi quelques instants plus tôt.

Boum ! Un boulet tomba dans l’eau bouillonnante et heurta violemment la coque. Plusieurs hommes poussèrent des cris.

— Du monde aux pompes !

Bolitho s’entendait jeter des ordres comme s’il était un autre, avec l’étrange impression d’assister à un spectacle, indifférent à ce qui pouvait arriver. Impassible, il regarda la frégate passer devant son étrave puis de l’autre bord. C’est du moins le sentiment que l’on avait, du Sandpiper toujours en giration.

— Maintenant !

Mais sa voix se perdait dans le vacarme et il fut obligé de crier à tue-tête :

— Feu dès que vous serez parés !

Il avait noté que la misaine du Pegaso s’arrondissait : son capitaine avait décidé de changer d’amures pour suivre le brick.

Il ne pouvait voir Taylor, allongé près de sa pièce. Il entendit le chuintement de la mèche lente et sursauta au départ du coup.

La misaine fit un grand pli, puis un trou apparut au centre comme par magie. Le vent s’engouffra dedans, déchira les laizes et la voile fut réduite en charpie.

— Il abat toujours, monsieur ! cria Starkie.

Tirant brutalement Bolitho de ses réflexions, la voix d’une vigie fusa :

— Brisants à bâbord, monsieur !

Il était obnubilé par cet échec. La charge double avait bien détruit une voile, mais cela ne servait pas à grand-chose lorsque l’on était toutes voiles dehors.

Une fois qu’il aurait franchi le récif – bizarrement, il ne doutait plus que Starkie y parvînt –, la frégate le rattraperait facilement et ce serait l’abordage.

Taylor courut à une seconde pièce. Il gesticulait dans tous les sens, demandant un anspect ici, ordonnant de virer un palan là-bas.

Il se baissa, les yeux plissés pour mieux évaluer sa proie :

— Allez, ma jolie, viens donc voir un peu par ici !

La mèche toucha la lumière et, avec un grand bruit, le canon recula, la fumée s’échappant par le sabord.

Tétanisé, Bolitho observait le résultat. Cela ne dura que quelques secondes, qui lui parurent une éternité. Le boulet frappa la frégate entre les bossoirs ; la voile d’étai et le grand foc s’effondrèrent de haut en bas comme de vieux chiffons.

L’effet fut instantané. Touché en plein virement de bord, les voiles brassées dans tous le sens, le Pegaso fit une grande embardée, tous ses sabords noyés dans l’eau.

Bolitho entendit des cris sous le vent et courut aux filets, la gorge sèche. Il eut juste le temps de voir un rocher déchiqueté défiler à quelques yards. De petits poissons noirs se maintenaient immobiles malgré le vent et le courant entre des cailloux capables de découper une quille comme on pèle une orange.

Pâle et hagard, le visage détrempé d’embruns, Dancer continuait à surveiller l’ennemi.

Le Pegaso sembla tituber, comme bousculé par une rafale, se dressa soudain et le grand hunier bascula avant d’entraîner avec lui sur le pont un fouillis de haubans et de manœuvres.

— Vous avez vu ça ? Il a touché un récif !

Starkie ne parvenait pas à y croire. Il trépignait, hurlant : « Il a touché, il a touché ! »

Bolitho était totalement hypnotisé par le spectacle. Même privée de ses voiles d’avant pendant le virement de bord, la frégate avait dû toucher très violemment. Il s’en était fallu de quelques yards, on imaginait sans peine la confusion qui régnait sur le pont, les hommes qui se précipitaient dans les fonds pour évaluer les dommages.

Il avait suffi de faire tomber un hunier, mais les voies d’eau étaient sans doute graves. Pourtant, la frégate luttait toujours, et il vit l’éclair orange d’un départ : c’était la pièce de chasse. Il sentit le souffle du boulet passer derrière lui avant de s’écraser sur la dunette comme une gigantesque cognée.

Des éclats de bois volaient dans tous les sens, des espars tombaient. Trois marins furent projetés contre le pavois et restèrent là à hurler dans de grandes taches de sang, le vent étouffant leurs cris.

Un autre obus toucha la coque avant de ricocher dans l’eau. Le pont trembla violemment, comme s’il voulait se débarrasser des hommes.

— Occupez-vous des blessés ! cria Bolitho, dites à Mr. Eden de les faire descendre au-dessous !

Il songea soudain au père d’Eden qui attendait ses patients dans sa petite infirmerie pour soigner des gouttes ou des maux d’estomac. Qu’aurait-il pensé en voyant son fils de douze ans tirer un marin agonisant jusqu’au panneau, dans de grandes traînées de sang ?

— La frégate se rapproche, elle va nous aborder ! cria Dancer d’une voix désespérée.

Il ne sourcilla même pas lorsqu’un nouveau boulet fit un nouveau trou dans les voiles déjà grêlées. En arriver là !

Bolitho les regarda : toute leur détermination, leur combativité commençaient à les abandonner. Et après tout, qui eût pu les en blâmer ? Le Pegaso ne s’était jamais laissé surprendre, il avait réagi à toutes leurs manœuvres. Il était passé de l’autre côté du récif et Bolitho voyait des éclairs métalliques de couteaux : les hommes quittaient leurs pièces et se préparaient à l’abordage. Il se souvenait encore du récit que leur avait fait Starkie : le triste sort des officiers du Sandpiper, les tortures puis la mort atroce.

Il sortit son sabre d’abordage et cria :

— Tout le monde à tribord !

Les hommes le regardaient, incrédules, le regard vidé de toute espérance.

Bolitho sauta dans les enfléchures sous le vent et brandit son sabre vers le Pegaso :

— En tout cas, ils ne nous prendront pas sans combattre !

Des scènes émouvantes se déroulaient un peu partout. Un homme passait et repassait son coutelas sur sa main, les yeux rivés sur la frégate. Un marin allait en embrasser un autre, sans doute son meilleur, sinon son seul ami. Pas un mot, seulement un geste, et qui en disait plus qu’un long discours. Eden, près du panneau, le visage blanc comme la mort, la chemise tachée du sang d’un autre et qui allait bientôt l’être du sien. Dancer. Ses cheveux blonds qui brillaient au soleil, le menton fièrement relevé, appuyé sur son couteau. Il avait passé son autre main à la ceinture et agrippait fiévreusement son pantalon, sans doute pour surmonter sa peur.

L’un de ceux qui avaient été blessés pendant l’attaque se fit tramer contre un canon. Ses jambes étaient enveloppées de charpie, mais ses mains indemnes. Allongé sur le pont, il préparait pour ses camarades des pistolets chargés.

Une grande clameur s’éleva du pont du Pegaso, qui était maintenant tout près. L’ombre de son gréement semblait se jeter à l’assaut pour percuter le brick et l’enfoncer.

Bolitho essuya rapidement la sueur qui lui piquait les yeux. Il remarqua soudain un sabord grand ouvert. Un homme, puis un autre, se faufilèrent le long de la volée noire. D’autres silhouettes apparurent ailleurs, comme des rats qui cherchent à s’échapper d’un égout.

— Ils abandonnent leur navire ! s’écria Starkie.

Le prenant par le bras, il l’entraîna vers les filets :

— Regardez, mais regardez !

Bolitho restait figé à côté de lui sans rien dire : des hommes sautaient par tous les sabords, de plus en plus d’hommes, tels des copeaux sous le rabot.

Gauvin, le capitaine du Pegaso, connaissait sans doute la gravité des dégâts et avait probablement posté des factionnaires à chaque panneau pour empêcher ses hommes de fuir pendant cette ultime tentative de la dernière chance.

La vague d’étrave était moins haute : les torrents d’eau qui s’engouffraient dans la coque freinaient la frégate. Tous savaient maintenant le sort qui les attendait, et il ne fallait pas chercher plus loin la cause de cette agitation frénétique.

— Enfilez votre vareuse, dit-il sèchement.

Il aida Bolitho et prit même la peine de fermer le col pour mettre en place les parements blancs. Puis il lui montra le Pegaso : il commençait à partir en crabe, le safran ne parvenait plus à lutter contre les masses d’eau salée.

— Je veux qu’il vous voie, et je prie le ciel qu’il soit puni de tout ce qu’il nous a fait endurer ! Et je veux aussi qu’il sache cela, fit-il en le regardant : il s’est fait battre par un aspirant, par un enfant !

Bolitho se détourna. Il avait dans les oreilles les grands craquements du bâtiment qui se détruisait sous ses propres forces, continuant à escalader les lames sous toute sa voilure. On entendait les canons qui rompaient leurs bragues et allaient se fracasser de l’autre bord, un fatras de gréement qui tombait, emprisonnant les marins sous des masses de toile et de débris. Il s’entendit donner un ordre :

— Fais réduire la toile, Martyn, tout le monde à la manœuvre.

Des hommes essayaient de le toucher, d’autres couraient vers lui, certains pleuraient doucement.

— Ohé, du pont !

Tout le monde avait oublié la vigie, perchée dans la mâture :

— Une voile tribord avant !

Un silence, puis :

— C’est la Gorgone !

Bolitho lui fit un grand signe. Il regardait la frégate pirate chavirer, la mer se couvrait d’épaves et de débris. Quelques points noirs comme des bouchons, les hommes qui nageaient encore.

Puis à contre-jour, fendant la houle, une soudaine agitation : les ailerons effilés des requins qui encerclaient le lieu du naufrage. La plage la plus proche était à un mille, peu de gens auraient le temps d’arriver jusque-là.

Il sortit sa lunette pour observer la Gorgone, les yeux embués de larmes. On distinguait maintenant près de la pointe ses larges flancs trapus et la haute pyramide de toile blanche.

Il se dit qu’il ne pouvait en supporter plus et qu’il ne parviendrait pas à cacher son émotion aux yeux de tous ceux qui se pressaient autour de lui.

— Mais, bon Dieu, qu’est-ce qui se passe ? fit une voix tonitruante.

Le lieutenant Tregorren émergeait à moitié de la grande écoutille, son visage couperosé couleur de cendre, les cheveux salis de vin et autres détritus. On eût dit un cadavre sorti de sa tombe.

Bolitho sentit toute la fatigue accumulée lui tomber dessus. Il avait envie de rire et de pleurer, et comprenait soudain, en voyant apparaître Tregorren, à quel point il avait été tragiquement seul pendant tout le combat. Il était au bout du rouleau.

— Je suis désolé que nous vous ayons dérangé, monsieur, réussit-il à articuler d’une voix tremblante.

Tregorren le fixait mais ne distinguait qu’une image troublée.

— Dérangé ?

— Oui, monsieur, mais c’est que nous avons livré combat.

— Allez chercher Mr. Eden, fit doucement Starkie, j’ai bien peur que le lieutenant ne nous repique une crise !

 

A rude école
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